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   Un campement laissé à l’abandon, deux serres communicantes, un laboratoire, un lit de camp, du matériel scientifique disposé ici et là, des cartes, les restes d’un feu de bois, des caisses et de la couleur, un peu partout. Devant, un drapeau flotte au bout d’un mât et porte le symbole du nucléaire, un titre « Sec. Confinement » et une devise dérivée du latin : semper chrysalis. Face à cet ensemble énigmatique d’où toute présence humaine a parfaitement disparue, face à ces vestiges qui renvoient à quelque univers post-apocalyptique, on s’interroge sur l’avenir de nos propres systèmes de société, au monde dans lequel on vit, et à son évolution prochaine. Avec cette œuvre, Clément Philippe s’inscrit dans un réseau complexe de références formelles et conceptuelles qui tentent d’approcher l’absurdité d’un monde post-industriel courant à sa perte – toujours le papillon vole vers la lumière – et on pense à des installations comme celles d’Anne et Patrick Poirier, et notamment Danger Zone (2001) qui déjà présentait au public un campement de fortune et une question : que s’est-il passé ? Le jeu de piste est lancé.

   Contrairement à l’œuvre des Poirier, la structure de Clément Philippe nous est ouverte et nous sommes invités à y pénétrer, à l’habiter cette installation, et par là à actionner l’œuvre, à la mettre en mouvement. Ce faisant, nous nous mettons dans la peau de ses habitants peut-être, ou bien jouons le rôle d’enquêteurs-témoins chargés de comprendre cette histoire.

 

   Au cœur de nos interrogations il y a le paradoxe de Prométhée, ce Titan qui fit don du feu à l’humanité, et de la science, amie ambiguë qui pourrait aussi bien la conduire à sa perte. N’est-ce pas le sens de cette installation ? Et face à ce paradoxe inexorable quelle attitude adopter ? À cette question, Clément Philippe répond par une poésie de l’absurde, un remède inopérant mais symboliquement fort. L’entièreté du campement est plongée dans une atmosphère bleutée – il y a quelque chose des Atmospheres de Judy Chicago – issue d’un pigment qu’il utilise depuis plusieurs années : le bleu de Prusse qui, composé de fer et de cyanure, fait office sur le corps de remède à la radioactivité. Ici la blessure ne pourra pas être soignée par la couleur, mais d’une certaine manière la poésie opère – comme dans nombre de performances de l’artiste Francis Alÿs le geste est vain mais potentiellement d’une grande puissance, si nous savons l’accueillir.

   Si l’art ne peut sauver le monde, peut-être peut-il tout de même nous aider à grandir. Nous en revenons alors au Semper Chrysalis inscrit sur le drapeau : l’installation devient capsule, cocon dans lequel nous chrysalides nous transformons, par une prise de conscience de larve devenons papillons – ce dernier stade de développement des lépidoptères que l’on appelle aussi imago, image – c’est peut-être l’éveil que permet l’art.

   Sans doute la prise de conscience paraîtra vaine à beaucoup, et peut-être l’est-elle – finalement, qu’y pouvons-nous ? De cela, Clément Philippe est bien conscient, lui qui plonge une partie de ses références théoriques dans l’ouvrage L’homme unidimensionnel de Herbert Marcuse, un essai de 1964 qui décrit l’avènement d’une société industrielle qui éteint chez les individus toute possibilité de développement d’un esprit critique – le seul remède à cet état est ce qu’il appelle la « négation intégrale », un éveil dans le refus qui peut finalement se révéler d’une grande fécondité, à l’image de cette phrase de Walter Benjamin qui clôt l’ouvrage : « C'est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l'espoir nous est donné. »

Grégoire Prangé

2021

Clément Philippe et l’esthétique du stérile minier

   En 2017, Clément Philippe se met en scène dans une combinaison antiradiation sur l’ancien site minier et industriel de Lodève. Chargé de résidus radioactifs, le lieu a fait l’objet de l’extraction et de la transformation d’uranium jusqu’à la fin des années 1990. Pour conjurer la radiation encore présente actuellement malgré le démantèlement de l’usine, l’entité qu’incarne l’artiste disperse sur le site du bleu de Prusse. Si les pigments de couleur constituent un remède aux radiations chez l’homme, son acte de dispersion, chassé par le vent, est vain. Un geste poétique donc, qui impulse de la beauté au sein de ce paysage fantomatique. Dans son Traité des couleurs de 1810, Goethe souligne qu’ « une couleur que personne ne regarde n’existe pas », défendant là une dimension anthropologique de la couleur. En projetant ce bleu de Prusse sur un terrain minier, Philippe nous amène à regarder une couleur, mais surtout un lieu et son activité industrielle. L’artiste en esthétise les restes. Sa pratique autour des stériles miniers – produits constitués par les sols et roches excavés lors de l’exploitation d’une mine, après récupération de la partie commercialement valorisable qui constitue le minerai – relève d’un geste de réappropriation, de transformation, et de sublimation.

   Ces stériles miniers deviennent, entre les mains de Philippe des reliquats dotés de préciosité. Dans sa série Échantillon (2017), il réemploie par exemple des esquisses de roches qu’il a réalisées sur des terrains miniers, trop irradiantes pour être prélevées. Ces dessins sont ensuite gravés, puis encapsulées dans des boîtes de Pétrie. Objets à la fois précieux et dangereux, l’artiste joue régulièrement de l’ambiguïté entre les propriétés physiques d’un matériau et sa forme. Les Ganz Anderes (2018) s’en font le témoignage. Des cubes de ciment sont éventrés pour dévoiler une prolifération de cristaux. Philippe reconstruit là une véritable géologie puisque l’ensemble des cristaux sont artificiels et créés par ses soins. Ce travail s’est notamment poursuivi dans Ganz Anderes, It is full of stars (2020), composé de béton armé, de sulfate de cuivre et de pierre d’alun. Comme une stèle à hauteur d’homme, une excavation laisse apparaître différentes couches de cristaux bleus et violets. L’artiste plonge le regardeur dans une anfractuosité artificielle qui évoque pourtant des sédiments naturels. Dans ses œuvres, Philippe injecte de la plasticité de manière inattendue. Les activités industrielles se mêlent à celles de la roche naturelle ou factice, l’artiste en exploite l’esthétisme pour attirer l’attention sur l’exploitation même de l’homme sur son environnement.

Gwendoline Corthier-Hardoin
Chercheuse en Théorie des Arts
2020

Du systémique à l’onirique

   Depuis l’ère industrielle jusqu’à la course technologique actuelle, nous semblons évoluer dans un monde où chaque innovation, résolvant ou non des difficultés existantes, finit par devenir lourde de conséquences. Ces dernières demandent alors de nouvelles solutions recréant de nouveaux problèmes et ainsi de suite.

   À travers une pluralité de médium, le plasticien Clément Philippe constate et documente un monde dont les limites semblent toujours, à la fois, atteintes et dépassées. Ses travaux racontent l’histoire d’une époque en équilibre sur un fil, qui se consomme et se consume aux rythmes des évolutions et des catastrophes induites par l’Homme. Dans une volonté de restitution du réel, on assiste à une mise en lumière des écueils d’un système en recherche permanente de productivité et de mutation.

   Mais ne nous y trompons pas, derrière ce constat réside un appel à l’onirisme, du chaos renaît quelque chose. Le plasticien, dans son travail pointu autour des cristaux, inverse les pôles de valeur et interroge les échelles de grandeur. Il joue avec les dualités, visible et invisible, nature et culture, réelle et irréelle, pour questionner ce qui réside et se crée derrière ce que l’on croit maîtriser. Et ainsi, dans le microscopique, Clément Philippe nous entraîne à la découverte d’une multitude de mondes vastes, inconnus, encore en friches, incontrôlés et incontrôlables.

Mathilde Nourisson-Moncey
Chercheuse en Théorie des Arts Numériques
2020

La traversée du grain de sable

   Construire, construire plus haut, construire plus grand, construire jusqu’à la déraison, construire jusqu’à ce que tout s’écroule : cette tension qui précède la chute focalise l’attention de Clément Philippe. Ce qui l’intéresse n’est donc pas la chute en elle-même mais bien ce qu’il l’a motivée et ce qu’elle provoquera à son tour. En fait, son objet de recherche est l’entropie, un terme de thermodynamique qui symbolise le degrés de chaos d’un système. L’énergie atomique cristallise dans son travail ces questions, notamment à travers l’étude des centrales nucléaires, des catastrophes qu’elles peuvent motiver et de toute la mythologie qui les entoure. La centrale de Tchernobyl va par exemple revêtir une valeur de Memento Mori. Elle est en tout cas un leitmotiv dans son travail qu’il exploite pour sa propension à être le symbole de l’éphémérité de notre espèce et de notre potentiel perte de contrôle. Avec 26/04/1986, une sérigraphie d’une vue de la centrale en feu le soir de l’explosion, Clément Philippe montre également le paradoxe auquel nous confronte de tel accident. Car de cet évènement éminemment dramatique a surgi un instant de grâce que les habitants de Pripyat — la ville voisine de la centrale — relatent. Le réacteur éventré laissait éclore une aurore boréale. Clément Philippe montre ainsi l’ambivalence esthétique des catastrophes. Pour figurer cette contradiction dont sont porteurs la plus part des effondrements, l’artiste révèle par destruction. En effet, dans son œuvre 1971-1987-2013 ce n’est pas l’ajout de matière sur une feuille qui permet au dessin d’apparaitre, mais à l’inverse c’est la détérioration du matériau qui laisse les formes poindre, qui fait œuvre. Ici, Clément Philippe creuse des sillons dans une plaque de médium puis y incruste des fils de fer. Le dessin se révèle ainsi au fur et à mesure de la dégradation, cette dernière est même la condition sine qua non de son existence. Le paradoxe est alors palpable.

L’après : ses mythes et ses fantasmes

  Pour Clément Philippe, les rebuts du nucléaire sont des monuments actifs dans le temps. En eux s’épanouissent une dissonance entre ce qu’ils semblent être est ce qu’ils sont vraiment que l’artiste reprend dans son travail. Lorsqu’on découvre Ganz Anderes par exemple, on croirait voir des géodes, ces roches qui abritent en leur sein des cristaux. Mais ici, l’artiste nous leurre. Il nous propose une oeuvre qui mime le naturel alors qu’elle n’est qu’un agrégat de sulfate de cuivre, de ciment et de fibre polyester. En effet, la symétrie des cubes démontre finalement l’artificialité de l’objet dont la forme empreinte son aspect aux matériaux de base de la construction physique et virtuelle ; de la brique au pixel. Ce qui semble authentique ne l’est pas, l’objet est travesti. Ailleurs, l’artiste met à jour le double jeu de certains éléments en flouant leur nature. Pour Containment Failure il utilise par exemple le plomb, l’un des matériaux qui permet par sa grande densité de protéger des radiations. Mais ici, le plomb s’effondre et trahi sa faiblesse : car la matière utilisée par Clément Philippe est déjà irradiée, elle provient de l’ancien site minier et industriel de Lodève. Ces œuvres montrent aussi la projection que l’humain peut opérer sur les éléments, projection accrue lors des catastrophes. Remède, une fiction construire autour du confinement de l’énergie atomique montre une personne recouverte d’une combinaison anti-radiation qui jète des grenades de bleu de Prusse sur le sol d’une ancienne mine d’uranium. Cet élément chimique, traditionnellement utilisé comme un remède contre les radiations pour le corps humain, soignerait — malgré sa propre toxicité — les isotopes radioactifs. Ici, il s’agit donc de traiter le paysage comme un organisme mais de manière absolument vaine. Clément Philippe montre toute l’absurdité dont sont empreints les mythes que l’humain s’est créée face aux catastrophes. Il montre la naïveté de l’homme qui espère vider l’océan à l’aide d’une petite cuillère.

L’effondrement du mythe prométhéen

  L’artiste met le doigt sur les rêves déchus d’une espèce qui s’est voulue un parangon de technologie, qui a souhaité transcender ses capacités en méprisant ses faiblesses. Avec poésie, il suit ce petit grain de sable qui s’immisce clandestinement dans les rouages des puissantes machines et regarde comment cette poussière intègre peu à peu les systèmes jusqu’à les faire exploser.


Camille Bardin
Critique d’art et commissaire d’exposition indépendante
Membre de Jeunes Critiques d’Art
2019

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